MISSION BOULE PUANTE
Les membres de cette mission dépensèrent beaucoup d’argent et de temps dans les tribunaux. Ils tentèrent de gagner un procès contre l’Autorité de la Grande Porte, afin de récupérer la fameuse prime de dix millions de dollars. Ils étaient convaincus que leur cause était en béton.
Mais leur planète ne l’était pas. Petite et très chaude, elle n’avait rien d’attirant. Son soleil était une naine rouge, située seulement à un quart d’U.A. Et elle puait horriblement, d’où son nom.
Elle était aussi presque entièrement noyée sous les eaux. Non pas sous des mers tropicales scintillantes mais sous un océan boueux où glougloutait du méthane qui allait se perdre dans une atmosphère presque entièrement composée de ce même gaz. Impossible de respirer cette mixture. Et même si on l’avait pu, on n’en aurait pas eu envie à cause de la puanteur. En outre, les rares surfaces sèches de cette planète ne présentaient absolument aucun intérêt.
Ces quatre prospecteurs étaient Jimmy Oh Kip Fwa, sa femme Daisy Mek Tan Dah, et leurs deux filles, Jenny Oh Sing Dut et Rosemary Oh Ting Lu. Les Oh étaient une très ancienne famille de Singapour, jadis richissime grâce à l’exploitation minière des fonds marins. Lorsque la Malaisie s’empara de l’île et expropria tous les industriels, les Oh cessèrent d’être riches, mais ils avaient prudemment planqué assez d’argent en Suisse et à Djakarta pour financer leur traversée vers la Grande Porte, ainsi que pour y apporter quelques équipements supplémentaires. Des équipements pour l’exploration sous-marine. Comme Jimmy l’avait déclaré à sa famille : « Jadis, les Oh ont gagné beaucoup d’argent grâce aux fonds marins. Peut-être recommencerons-nous. »
En voyant la planète désignée par le tirage à la courte paille, Mme Mek bénit le ciel en silence et leur fille Jenny déclara :
— Mais, papa, tu n’es pas aussi idiot que tu en as l’air, après tout.
Seulement, les Oh n’avaient pas apporté le type de matériel de plongée sous-marine et d’instruments qui leur auraient permis d’explorer systématiquement les fonds marins de Boule Puante.
Ceux-ci étaient trop vastes, et les Oh, limités par le temps, disposaient d’une demi-douzaine de bouées truffées d’instruments. Ils les firent tomber au hasard dans l’océan planétaire.
Puis ils remontèrent dans leur vaisseau en orbite et attendirent les transmissions.
Lorsque les bouées remontèrent à la surface, les Oh les interrogèrent à tour de rôle pour savoir ce qu’elles avaient trouvé. Quelle déception ! Aucune trace de métal heechee. Ni d’élément transuranien ou radioactif valant la peine d’être extrait et rapporté sur Terre.
Cependant, les détecteurs avaient relevé quelques émissions électriques de source apparemment inconnue. Des émissions régulières à force d’irrégularité. Elles formaient de jolies ondes rondes dans un tube cathodique, et lorsque Jenny Oh, diplômée en éthologie des cétacés, ralentit ces signaux et les repassa à travers un synthétiseur, ils avaient tout l’air vivants.
Étaient-ce les signaux d’un langage ? Si oui, émis par quelle sorte de créature ?
Ce fut alors que débuta le procès.
La famille Oh affirma que ce langage était la preuve absolue de l’existence d’une vie intelligente. Les avocats de l’Autorité répliquèrent que piaillements et pépiements ne formaient pas un langage, même si ceux-ci étaient d’ordre électromagnétique et non acoustique. (En réalité, ces signaux évoquaient plus les stridulations des grillons ou les cris des oiseaux qu’une langue articulée.) Les Oh rétorquèrent que ces grillons ne pouvaient communiquer par impulsions électriques que s’ils avaient assez d’intelligence pour fabriquer des appareils de type radio. Les avocats de l’Autorité avancèrent qu’aucune radio n’intervenait dans ces phénomènes mais simplement des champs électriques, et que ces créatures possédaient peut-être des organes produisant un courant électrique, comme les gymnotes. Ah ! ah ! rétorquèrent les Oh. Vous admettez donc que vous nous devez au moins la prime de découverte de vie extraterrestre. Alors versez-la illico. Montrez-nous d’abord vos spécimens, répondirent les avocats. Ou des clichés. Ou une preuve quelconque que ces extraterrestres existent bel et bien.
Bien entendu, toutes ces arguties ne se déroulèrent pas en une seule journée. Chaque réplique de ce dialogue prenait six ou huit mois d’auditions et de recueil des dépositions. Après trois années de litige, l’Autorité versa à contrecœur un quart de million de dollars, ce qui permit tout juste aux Oh de payer leurs frais d’avocats.
Puis, des années après ce procès, quelqu’un refit le même voyage mais avec du matériel plus adéquat. Les nouvelles sondes sous-marines étaient dotées de caméras et de lampes puissantes. Elles détectèrent ainsi les émetteurs de ces fameux signaux. Ce n’était pas une intelligence, mais des vers de dix mètres de long, sans yeux et qui vivaient des exsudations sulfureuses de sources thermales sous-marines. La dissection de ces vers révéla la présence de systèmes électriques, tout comme les Oh l’avaient affirmé. Hormis cela, ces créatures ne présentaient aucun intérêt.
Néanmoins, les Oh avaient droit au restant de la prime, étant donné que la présence de la vie avait été confirmée. Hélas ! jamais ils ne la reçurent. Ils n’étaient plus en état de thésauriser, n’étant pas revenus de leur dernière mission.
La prime finit par être réclamée. Deux autres groupes d’explorateurs de la Grande Porte reçurent chacun leurs dix millions de dollars pour avoir découvert deux espèces. L’Autorité accepta par charité de les considérer comme des créatures intelligentes.
Tout le monde admit que cette institution abaissait considérablement le critère de l’intelligence, y compris ces chanceux explorateurs. Ce qui ne les empêcha pas d’accepter cette manne.
La première de ces espèces était le cochon vaudou. Ils ressemblaient à des tamanoirs au poil bleu. Ils se vautraient dans les ordures à la manière des porcs domestiques terriens. Leur intelligence consistait à créer des « œuvres d’art » : ils fabriquaient sans fin de petites statuettes qu’ils modelaient à coups de dents. Aucun animal terrien n’avait atteint ce stade de création. Aussi l’Autorité accepta-t-elle avec philosophie de verser la prime.
Ensuite on découvrit les Quancies. Ces derniers, qui vivaient dans la mer d’une planète lointaine, étaient dotés de nageoires naines. Comme ils n’avaient pas de mains, ils n’étaient pas doués du tout pour fabriquer des objets. Personne ne décréta donc qu’ils avaient atteint le stade de la technologie. Toutefois, ils possédaient un langage, plus ou moins traduisible, et présentaient un Q.I. supérieur à celui des dauphins ou des requins mais très inférieur à celui de l’homme. L’Autorité versa la prime. (Il faut préciser que la richesse qu’elle avait alors accumulée lui permettait de faire la généreuse.)
Voilà tous les vivants découverts dans l’espace.
Bien sûr, on trouva aussi des traces de « civilisations disparues ». Çà et là, une planète présentait des structures de métal raffiné qui n’avaient pas encore totalement rouillé. D’autres prouvaient qu’un peuple, quelque part, avait progressé au point de polluer son environnement avec des nuclides radioactifs.
Rien d’autre.
Plus les humains arpentaient la Galaxie, plus leur étonnement augmentait. Où étaient donc les anciennes civilisations, nom d’un chien ? Celles qui avaient atteint le stade de la culture terrienne un million ou un milliard d’années auparavant ? Pourquoi aucune n’avait-elle survécu ?
C’était un peu comme si les explorateurs de la jungle amazonienne avaient découvert des huttes et des villages, mais des cadavres au lieu d’habitants en chair et en os : ces explorateurs se seraient également demandé ce qui avait tué tous ces gens.
Les prospecteurs de la Grande Porte se posaient la même question. Ils auraient baissé les bras s’ils n’avaient trouvé aucune trace d’autres intelligences (toujours sans compter les Heechees eux-mêmes, bien sûr). Les membres de la race humaine qui s’intéressaient à ce genre de choses avaient été préparés à cet échec depuis longtemps : les recherches SETI et les estimations cosmologiques leur avaient enseigné que l’univers est un immense désert. Seulement, d’autres créatures avaient existé. Et elles semblaient avoir été capables d’atteindre le niveau de technologie et de sagesse de la race humaine. Elles avaient existé, et à présent, elles avaient disparu.
Que s’était-il donc passé ?
Un temps fou s’écoula avant que la race humaine ne parvînt à trouver la réponse, et celle-ci ne lui plut pas du tout.